Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles est certainement un des premiers textes à s’adresser véritablement aux enfants dans l’histoire de la littérature jeunesse. Il vise simplement à amuser et distraire ces derniers sans volonté d’éduquer ni visée moralisatrice.
Publié en 1865, il a d’abord été inventé par son auteur Lewis Carroll à l’intention d’une petite fille Alice Liddell, lors d’une promenade en barque. Il réalisera un exemplaire calligraphié et illustré de sa main des Aventures d’Alice sous terre afin de le lui offrir. En revanche, il demandera en 1865 à John Tenniel de réaliser les dessins de l’album en vue d’une publication.
L’ouvrage connaitra un succès mondial ; il sera traduit, adapté en spectacle et notamment en dessin animé par Walt Disney, au cinéma et de nombreux illustrateurs reprendront ce classique de l’enfance.
Anthony Browne, en décidant à son tour de se lancer dans la publication d’un des plus importants textes de jeunesse de son enfance, réfléchira fortement à ses choix. Il est hors de question pour lui de reproduire le style de Tenniel ; il choisit de s’affranchir des dessins qui ont accompagné sa lecture ; son inspiration flirtera davantage avec le surréalisme. C’est finalement la chute d’Alice, qui donnera également sa couverture à l’album, que ce dernier décide de représenter avec minutie et précision. Il conserve l’inspiration victorienne du conte et place en revanche une multitude de détails qu’on retrouvera au fil de l’histoire de Lewis Carroll. Tasses de thé, clés, cochons, serrures défilent alors que la petite fille tombe. John Tenniel en effet n’avait pas représenté cette partie de l’histoire.
Chacune de ces illustrations contiennent des indices de la suite du récit ; on voit une carte du roi de cœur dans la mare de larmes dans laquelle Alice nage ; la duchesse porte des oreilles de cochon préfigurant la transformation du bébé. Nombre des dessins de l’album sont des hommages à Magritte. On connait la passion d’Anthony Browne pour les gorilles. On en croisera quelques-uns dissimulés dans une foule d’animaux. Le Pays Merveilleux échappe à toute cohérence. L’ombre d’Alice a l’apparence d’un chat et, fait encore plus extraordinaire, derrière la petite fille et sa sœur, sur le frontispice, on voit la silhouette du lapin blanc dans l’herbe. L’illustrateur n’en avait pas conscience et ne l’aurait pas vu si, lors d’une interview, on ne lui avait pas fait remarquer.
Cet album qui s’adresse aux enfants de ce XIXème siècle peut sembler difficile à saisir pour un lecteur de notre époque et notamment pour un enfant. Pourtant, ces derniers, grâce au dessin, accèdent tout de suite à l’imaginaire singulier du Pays des Merveilles. Les personnages anthropomorphisés ou non tiennent un discours décalé qui les fait rire. Alice tente désespérément d’éviter de parler de sa chatte Dinah à la souris après avoir réalisé que les chats mangent les souris. En effet, elle avait décidé d’entrer en matière avec « où est ma chatte ? », première phrase de son livre de Français, s’étant dit que cette dernière ne parlait certainement pas l’anglais ce qui bien entendu était une bévue. Elle s’évertue également, lors de sa rencontre avec la tortue-fantaisie à dissimuler qu’elle connaît les homards et les merlans parce qu’ils appartiennent aux aliments que les êtres humains mangent.
Aux jeux de langage que Lewis Carroll parsème tout au long de son ouvrage s’ajoute l’absurdité de ce monde où rien n’est expliqué comme "la course à la comitarde" ou le croquet, jeux qui débutent alors qu’Alice n’en connait pas ou n’en comprend pas les règles.
Ce "Pays des Merveilles" n’apparait pas, malgré son nom, comme un univers qui fait rêver. Pourtant Alice y accède par le songe. Il fait sans doute même un peu peur. La reine ne cesse d’ordonner « qu’on lui coupe la tête » désignant tel ou tel invité sans raison ; la fillette passe son temps à recevoir des ordres sans percevoir de logique dans les demandes et ne reçoit jamais de réponse satisfaisante lorsqu’elle pose une question. L’énigme du chapelier n’a pas de solution comme elle le découvre après avoir essayé en vain de la résoudre. Les matières étudiées par la tortue fantaisie n’ont ni queue ni tête. Si les lecteurs de nos jours n’ont aucune connaissance des textes qu’Alice doit réciter et dont elle ne se souvient plus, cela n’a aucune importance car l’auteur pastiche les textes classiques appris par les élèves (les enfants du XIXème en revanche les reconnaissaient) pour en critiquer le côté moral.
Quant au personnage du chapelier fou, qui semble relever d’un imaginaire de l’absurde pour un lecteur contemporain, il constitue pour les petits anglais, une référence à la folie. Ne dit-on pas « mad as a hatter » ? Les fabricants de chapeau étaient , semble-t-il susceptibles de devenir fou par l’emploi du mercure. De même l’expression « mad as a March hare », allusion à la conduite des lièvres au début de la période des amours, était également répandue.
Ce conte est par certains côtés transgressif. Charles Dodgson, dont Lewis Carroll est le pseudonyme, était professeur à Oxford où il enseignait la logique. Il a d’ailleurs écrit des ouvrages scientifiques. Sous le couvert de ce conte, se cache une critique de l’enseignement et sans doute également une dénonciation de la société victorienne. Quant à Alice, elle se présente comme une écolière peu brillante, que ce soit du point de vue de la géographie ou de la grammaire. En revanche, elle est vive, observatrice et n’hésite pas à intervenir et à souligner les contradictions dans les discours des personnages qu’elle rencontre. Alice n’est certainement pas une petite fille très bien élevée à la conduite irréprochable mais c’est pour cette raison qu’elle touche autant le lecteur.