lundi 16 mai 2022

L'homme que je ne devais pas aimer

 Quand les enfants dorment, les parents lisent...

C'est l'histoire d'une passion insensée que raconte Agathe Ruga dans son deuxième roman, un amour qui  transforme la narratrice, l'empêche de continuer à vivre normalement, d'être une mère et une épouse, la détourne de ses lectures, de son  travail  mais surtout c'est le récit d'un désir à sens unique. 

 Ce roman s'inscrit dans une continuité littéraire. Impossible de ne pas songer à l'Ariane de "Belle du seigneur", ni d'évoquer "une passion" d'Annie Ernaux en lisant "l'homme que je ne devais pas aimer". La narratrice, qui porte le même prénom que l'héroïne d'Albert Cohen, face à cet homme qui la rejette,  est incapable d'oublier cet être qui l'obsède  et de passer à autre chose même après avoir couché avec lui. Elle rêve d'une liaison, de sexe or Sandro, le barman, dont elle tombe si profondément amoureuse n'a rien de commun avec le style d'hommes qui lui plaisent habituellement et surtout rejette cette idée d'une relation adultère avec elle. Figure de la nuit, d'origine italienne, amateur de vins, macho et célibataire, il est l'exact contraire de l'homme qui partage la  vie.

Ariane ne se reconnaît plus ou plutôt a l'impression  de se conduire  comme sa mère. Commence alors pour la narratrice une période d'introspection.  Le récit de son enfance croise alors celui de son présent . Les chapitres alternent entre le récit de cette période troublée et les souvenirs du passé.  Le roman  illustre un phénomène psychologique que le psychiatre Jean Cottraux a qualifié de scénario des répétitions de vie.  Il fait penser également à l'essai du psychothérapeute Guy Corneau, "N'y a t-il pas d'amour heureux? ", un livre dans lequel est mis en lumière la manière dont les relations du parent envers l'enfant conditionnent les vécus  amoureux de ces derniers.


Ce que cet amour sans retour apporte à Ariane, c'est une réflexion sur elle-même, sur ses désirs.  Elle réalise progressivement qu'elle  recherche chez cet amant le portrait d'une figure paternelle. Grace à ce sentiment qui la submerge comme une adolescence,  Ariane  réussit à se remettre en question, évacuant l'hypothèse  d'une dépression post natale, puis examinant  tous les hommes qui ont compté dans sa vie, son père, les amants de sa mère et analysant point par point ce qu'elle recherche chez cet homme dont elle ne peut plus se passer.

 


Autopsie d'une passion contemporaine, "l'homme que je ne devais pas aimer" est un superbe roman d'amour qui se lit avec des nœuds au ventre car on s'y reconnaît parfois au détour d'une phrase. S'y cache aussi une très belle réflexion sur les familles recomposées et sur la place des uns et des autres dans ce nouveau mode de vie. 

 

©Photo du blog Agathe the Book
Agathe Ruga, c'est d'abord une blogueuse passionnée de littérature qui s'exprime sur   Agathe The Book. Elle est née à Nancy en 1986 mais c'est en Bourgogne qu'elle s'est installée depuis quelques années. Très présente sur la blogosphère et sur les réseaux sociaux, elle est également la fondatrice du Grand Prix des Blogueurs. Dentiste de formation, elle a porté en elle le désir d'écrire jusqu'au jour où elle a  publié son premier roman chez Stock en 2019, Sous le soleil de mes cheveux blonds, un texte très remarqué. Elle vient de publier son second roman chez Flammarion. 

 

 

L'homme que je ne devais pas aimer

d'Agathe Ruga

Éditions Flammarion

2022

 

 

 

 

jeudi 12 mai 2022

Le jeune-homme

 Quand les parents dorment, les enfants lisent

Le dernier texte  d'Annie Ernaux nous ramène trente ans en arrière ; cependant il s'inscrit parfaitement dans l'œuvre que l'autrice a bâti depuis les armoires vides,  premier roman de son œuvre autobiographique. Le jeune homme s'insère tel un engrenage manquant dans un système complexe qui montre la naissance du procédé d'écriture.

Ce récit d'une liaison ramène l'écrivain au temps de ses études dans la ville où elle même les a  faites trente ans plus tôt.  Cependant,  face à cet  amant encore étudiant, qui la confronte en partie au temps qui passe,   elle oublie qu'elle a dépassé la cinquantaine et retrouve  celle  qu'elle était à son âge. Le  milieu social de ce dernier lui rappelle celui de ses propres origines  ainsi que  des épisodes  de  cette époque.

La thématique sociale est toujours très présente chez Annie Ernaux. En partageant des moments avec cet étudiant rouennais, l'autrice  mesure le chemin parcouru depuis ses études. Chez son amant elle reconnaît des habitudes  de sa famille et de son milieu social d'origine, des "choses" qu'elle a désapprises en changeant de milieu. Elle remarque ces comportements qui lui faisaient honte dans le passé mais  son regard sur lui n'a rien de péjoratif ni de méprisant. On retrouve dans son texte ce style si particulier qu'elle a qualifié elle-même d'"écriture plate".


Chez les gens qu'elles croisent dans la rue, au restaurant, elle sent le regard des autres qui s'attarde sur leur couple,  qui s'interroge sur leur différence d'âge, leur relation.

La narratrice  est devenu une observatrice. Elle contemple cette femme de plus de cinquante ans, s'affranchir du regard des autres, comme elle-même le fait, sans honte.

C'est un roman où se croisent le temps de l'écriture, le temps du souvenir et celui du vécu. L'autrice procède par touches successives, réunissant dans ce roman les différentes facettes d'elle-même.

© Annie Ernaux dans la Grande Librairie
chez François Busnel le 04/05/2022.
 
Annie Ernaux est née à Lillebonne en Normandie et a grandi à Yvetot. Après des études de lettres, elle deviendra enseignante, puis professeur de Lettres en Haute-Savoie avant de venir s'installer dans la région de Cergy ou elle demeure toujours. Elle publie son premier roman, une autofiction, les armoires vides en 1974 mais ce n'est qu'en 1984 qu'elle débute réellement son travail autobiographique avec la place, un récit centré sur son père à la suite de son décès. Depuis, elle continue son œuvre, variant les angles d'approche de l'accès à la mémoire, utilisant la photo ou les journaux intimes. Le jeune-homme est son dernier récit. 
 
Le jeune-homme 
d'Annie Ernaux
Éditions Gallimard
2022

 

lundi 28 mars 2022

Le Grand Monde

 

Quand les enfants dorment les parents lisent

Fresque historique du début de la période des trente glorieuses, saga familiale aux personnages populaires  hauts en couleurs , le Grand Monde nous entraîne au milieu d'une galerie d'hommes et de femmes parfois caricaturaux mais pourtant attachants.


Le roman débute à la fin de la seconde guerre mondiale alors que s'amorce la décolonisation et nous conduit à Beyrouth à la rencontre des Pelletier, une famille bien tranquille de commerçants d'origine francaise, qui s'est installée au Liban. 


L'histoire commence au moment où les  enfants  quittent le nid, l'un part pour Saïgon, les deux autres sont déjà installés à Paris. Tous sont réunis une dernière fois pour une cérémonie auquel le père de famille tient beaucoup. Cette scène du début du roman nous emmène donc à la rencontre des Pelletier défilant dans les rues de la ville, en une procession un tantinet ridicule.


Le Grand Monde nous fait voyager  entre le Liban, l'Indochine et la capitale  française.  On y découvre les magouilles financières qui ont lieu à Saïgon. On flirte avec le polar grâce à une enquête sur un crime sanglant non élucidé commis dans un cinéma  parisien.
On assiste au développement  de la presse lorsque François Pelletier  tente d'y faire ses premières armes.


Quant à Étienne le fils cadet, installé à Saïgon, il est, comme Édouard le héros d'Au revoir là- haut avant lui, homosexuel, subissant les difficultés de son époque dans une société qui n'a guère évolué sur ce point  depuis la première guerre mondiale. 

A travers les aventures des enfants Pelletier, se dessine le portrait de ces premières années de l’après-guerre, une période qu'on a qualifiée de faste, d'après la dénomination de Jean Fourastié, où  croissance économique et augmentation du niveau de vie commencent à se mettre en place. Pourtant, en suivant les péripéties des personnages de Pierre Lemaitre, on se rend compte que la vie de cette après-guerre n'est pas si idyllique qu'il n'y paraît.


Dans cette saga familiale, on retrouve  le  Paris des Enfants du désordre de Pierre Lemaitre ; on recroise également   certains personnages des romans précédents et surtout la fin du Grand monde nous livre des révélations inattendues que la précédente trilogie avait laissé sous silence.

 

©Photo Pierre Lemaitre Calmann-Levy

 Né en  1951, Pierre Lemaitre  grandit en région parisienne. Après des études de psychologie, il devient formateur pour adultes, activité qu'il quittera pour  se consacrer à l'écriture  de romans policiers et  de scénarios pour la télévision. Après  avoir publié six polars en  puisant son inspiration chez différents maitres du genre , il se lance dans une fresque historique qui  débute pendant la première guerre mondiale et lui vaut le Prix Goncourt 2013. Ce sera le premier volume de ce qui deviendra les Enfants du désordre.  Quant au Grand Monde, il inaugure une nouvelle série de romans dans le cadre de son projet qui devrait l'amener jusqu'en 2020.

 

 le Grand Monde 

de Pierre Lemaitre

Éditions Calmann-Levy

 2022

mardi 22 février 2022

Connemara

 Quand les enfants dorment, les parents lisent

On retrouve dans Connemara l'ambiance si particulière des romans précédents de Nicolas Mathieu et notamment de leurs enfants après eux pour lequel il avait obtenu le Prix Goncourt 2018.

C'est l'histoire de Christophe et d'Hélène, enfants de la Lorraine, qui ont grandi près de Nancy, fréquenté les mêmes endroits sans pour autant être amis et qui se rencontrent à la quarantaine alors que leurs vies personnelles tournent à l'échec. 

L'auteur fait le portrait de ses personnages avec lucidité et tendresse. Le récit résonne de leurs souvenirs d'adolescence comme si les décisions et les choix pris à cet âge avaient impacté leurs existences d'adulte. La vie semble leur tendre une seconde chance. La relation qui se noue alors entre Hélène et Christophe leur apparaît comme une soupape de décompression. Leur histoire s'écrit dans les hôtels  périphériques où leurs ébats amoureux et leurs discussions n'appartiennent qu'à eux. 

Malgré ses échecs et en partie grâce à ceux-ci, le lecteur s'attache à Christophe, à l'adolescent qu'il a été. Nicolas Mathieu évoque avec talent des moments plein de tendresse notamment ceux passés avec son père ou son fils Gabriel. Des souvenirs plus anciens surgissent comme le moment de la naissance de ce dernier, son impuissance face à la douleur de de sa compagne et surtout son désarroi lorsqu'on lui a posé le petit dans les bras. 

Quant à Hélène, qui a réussi à s'extraire de cette région grâce à ses études, son parcours nous plonge dans le monde sans pitié du conseil en entreprise, nous inonde de vocabulaire technique et fait le portrait d'une société sans chaleur ni respect. La jeune-femme est le prototype des transfuges de classe. Pourtant le sentiment de ne pas avoir complètement réussi à se fondre dans ce milieu social qu'elle a intégré par son mariage et son travail subsiste au fond d'elle. Elle a pourtant adopté le style de vie qui va de pair avec les fréquentations de cette classe et s'habille avec goût et élégance. 

Nicolas Mathieu réussit un roman social où la tendresse transparaît dans ce milieu populaire, où malgré le niveau de vie, la famille et les amis sont de véritables valeurs. Le tableau qu'il fait de la Lorraine est universel et parle à chaque lecteur, évoquant l'adolescence dans les  villes de province et les années 80. Il réussit pleinement les scènes d'amour évitant le côté ridicule de la romance sans virer dans le porno. Il excelle également à peindre l'adolescence, sachant donner à ses personnages le ton juste sans en faire des caricatures. 

Quelques mots encore à propos du titre  Connemara emprunté à  cette chanson de Michel Sardou de 1981, qui réunit étudiants festifs des écoles de commerce et tourne aussi dans les mariages et les baptêmes, cette chanson  est  surtout le symbole d'une musique populaire. Elle a été longtemps un tube de fin de soirée et est devenue un hymne sur lequel les danseurs de n'importe quel milieu se lâchent sur la piste. Provocation? Désir de montrer qu'au final, la réussite sociale n'est qu'une vue de l'esprit? 



© Mathieu Cugnot / Divergence pour "L'OBS".
Né en 1978, Nicolas Mathieu grandit dans les Vosges dans un petit village près d’Épinal. Grand lecteur de polars américains , il se tourne pour son premier texte publié vers ce genre. Ce sera Aux animaux la guerre en 2014,  qui sera adapté en série pour France3. Il reçoit ensuite  en 2018, le Prix Goncourt pour leurs enfants après eux qui lui offre la notoriété. En  2019, il publie cependant  Rose royal, chez In8, paru depuis chez Babel, qui met en scène Rose et réalise le  très beau portrait d'une femme de cinquante ans dans toute sa complexité. Il revient ici avec Connemara, dans une collection de littérature chez Actes sud et réussit brillamment ce roman très attendu.

 

 

 Connemara

de Nicolas Mathieu

Éditions Actes sud

2022